Extraits de biographies
Extrait « L’enfant libre »
Une matinée froide de décembre 1956 dans le port de Tunis, notre famille embarque sur un vieux paquebot à destination de Marseille. Notre grand-mère nous accompagne. Elle veut s’assurer que nous serons logés en toute sécurité en France. Pour tout bagage, nous emportons une malle remplie de conserves, de bouteilles et de linge ainsi que la cage à oiseau qui abrite le chardonneret de papa. Comme il est interdit de sortir de l’argent du pays, mon grand-père a défait la doublure du manteau de son gendrepour y glisser quelques billets. Puis il a recousu le tout avec soin. Avant le départ, toute la famille est fouillée. Au tour de mon père, nous retenons notre souffle. Heureusement, il passe entre les mailles du filet et le paquebot lève l’ancre pour une traversée qui va durer deux jours et une nuit. Je ne sais pas à quel moment la tempête s’est levée, mais j’ai le sentiment d’avoir été malade tout le long du trajet. Alors que la mer se déchaîne au-dehors, le sol tangue sous nos pieds. Je vois encore la cage du chardonneret valdinguer tandis que mon père s’échine à refermer le hublot qui s’ouvre avec fracas à chaque nouvelle bourrasque.Pendant ce temps, nous, les enfants, sommes occupés à vomir tripes et boyaux. Après ce voyage mouvementé, nous débarquons enfin sur le sol français. À la remise de notre malle, ma mère l’ouvre et découvre que la moitié des quelques affaires que nous transportions a disparu.Nous nous sentons alors bien démunis pour commencer notre nouvelle vie.
Extrait « Le canardier, roi du vent »
Il y a aussi le parfumeur. Il prend une grande bouteille de parfum vide. Il la remplit avec de la flotte, des colorants, un petit peu d’extrait de parfum parce qu’il faut quand même que ça sente à peu près quelque chose. Là-dessus, il ajoute du pétrole : quand on trempe le couteau dans leflacon et qu’on craque une allumette pour prouver qu’il y a de l’alcool, le couteau s’enflamme illico. Dans le genre corrosif, y’a encore le nettoyant pour les guidons chromés des bicyclettes : une solution d’acide et de mercure. Quand tu la passes, ton guidon brille comme au premier jour. Attends 48 heures et tu le retrouves tout bouffé par l’acide. Il y a aussi le marchand de corde. Il vend au mètre : la bobine, t’as pas le temps de la voir défiler… Toi, tu achètes vingt mètres, mais à la maison, tu te retrouves avec quinze ! Si tu cherches un bon vin pas cher, je te conseille La Maison du Château de la Loire, un grand cru directement puisé dans le fleuve ! Chez les camelots, ce qui rapporte le plus, c’est le vent ! Ce sont des vendeurs de rêve. Sur les marchés, tu peux les entendre déclamer : « Ici, c’est pas les grands magasins. Vous n’avez pas de musique ni de caissière avec des jolis seins. Ici, c’est la famille Courant d’Air ! » Y’en a aussi pour annoncer : « Y’en a qui vole la marchandise et l’autre qui la vend ! » Ma foi, c’est pas vrai. Ce sont les rois de la connerie. Du côté du public, y’en a de belles aussi. Quand ils ont sorti les premiers fers à vapeur pour le repassage (Calor ou Rowenta), j’avais un copain qui faisait la réclame : « Ce serait bien pour vot’ femme. — Ça, ce n’est pas pour nous. — Vous n’avez pas l’électricité chez vous ? — Si, on a l’électricité, le gaz, l’eau courante… — Qu’est-ce qui vous manque ? — La vapeur. »
Extrait « Un couple engagé »
De mon côté, le métier d’agriculteur est toujours aussi prenant. Je fais trente-six choses à la fois. Quelque temps après la naissance de C. , un évènement tragique se produit sur la ferme. Ce jour de mai, en fin de matinée, je prépare la clôture pour les vaches. Des vaches laitières qui paissent au parc et qui reviennent à la maison le midi pour boire à la rigole accolée à la ferme. Je les vois arriver, je cours leur ouvrir l’enclos, et je laisse le fil au milieu de la route. Je suis à la barrière quand je vois ma sœur N. débouler à toute berzingue sur sa mobylette. Je crie « Va doucement, va doucement ! », mais ma sœur ne m’entend pas et continue de descendre à toute vitesse à travers les vaches. Je me dis : elle va s’en payer une ! N. n’a pas le temps d’emplafonner une bête. Elle accroche le fil qui traine par terre. Ça la coupe net dans son élan. Elle tombe par terre et sa tête vient taper le sol. Elle est bien assommée. Pas moyen de la ranimer. Elle va rester trois semaines à l’hôpital. Trois longues semaines dans le coma…
À la source (texte personnel)
Tricoter à pas feutrés au bord des gouffres.
Boire à pleines gorgées l’air saturé de prières.
Descendre à fond de cale, détrempée jusqu’à l’os.
Se lover au creux des herbes rases.
Écouter le chant de la pierre.
Regarder la montagne s’éteindre et les lucioles s’allumer en grappes dans la vallée.
Éveiller son corps aux remous des rivières.
Marcher dans les courbes de l’aube.
Voler aux nuages une couronne de rosée.
Surprendre le chamois, nos deux souffles figés.
Danser pieds nus dans les lapiaz.
Chercher la cabane sur les sentiers de lune.
Explorer chaque recoin de la carte.
Trouver la source qui n’a pas tari
Le cœur palpitant de la vie.